Si vous apercevez un groupe de mandrills (Mandrillus sphynx) jouant avec des lunettes de presbyte près du «bosquet de la joie» ou un autre point stratégique de Kazamabika au Gabon, ce ne sont pas les leurs. Elles appartiennent à une personne du genre Homo partie de bon matin pour localiser cette «petite famille» dans la savane arbustive. Kazamabika s'insère dans le Parc national de la Lopé, (premier créé il y a une vingtaine d'années) dans ce pays qui a porté son effectif de parcs nationaux à treize en août 2002. Premier aussi à coupler écotourisme et conservation des espèces, La Lopé devrait bientôt devenir patrimoine mondial de l'Unesco, protection suprême en matière d'environnement.
Près de huit cents paires d'yeux observent silencieuses dans les galeries forestières longeant une des petites rivières boueuses qui dessinent des mosaïques plus foncées dans la savane. Huit cents, c'est le nombre de mandrills promis par Lee White, le scientifique qui dirige l'expédition. Il est responsable de l'ONG écologiste américaine WCS (Wildlife Conservation Society) du Bronx à New York, très active dans le plan de conservation des parcs gabonais. Lee dirige une équipe de chercheurs qui étudie la faune et la flore de ce pays, doté de l'une des plus riches forêts pluviales de la planète.
Le territoire des mandrills s'étend sur 600 km2. Entre 75 000 et 100 000 individus vivent dans le pays. «J'ai compté 1 350 individus dans un même groupe», affirme Lee. Également présent au Cameroun, en Guinée Equatoriale et au sud du Congo-Brazzaville, ce singe original (lire ci-contre) contribue à l'économie du pays par le biais de l'écotourisme, si les touristes acceptent de jouer le jeu. En effet, cet animal se montre encore moins facilement que les éléphants, les hippopotames, les gorilles, les tortues luths, les baleines et autres bêtes sauvages du pays. Pour le rencontrer, il faut être motivé et ne pas hésiter à parcourir des kilomètres sous le soleil brûlant.
L'idée de Lee est de construire environ 200 affûts dans la forêt en plus de la vingtaine déjà existant, pour que les touristes puissent voir plus facilement les mandrills. Un spectacle époustouflant, paraît-il. Grâce aux colliers émetteurs posés sur une dizaine d'individus pour suivre leurs déplacements, il compte utiliser ses suivis scientifiques pour repérer les points stratégiques. En espérant que les touristes respectent les directives qui éviteront de leur transmettre nos maladies.
Pourquoi les mandrills se taisent-ils aujourd'hui ? En fin de période de reproduction le «hello» des mâles pourrait encore répondre au cri des femelles. Habituellement, ces animaux signalent leur présence par un vacarme impressionnant. Quand ils se déplacent, toute la forêt bouge. «Ce sont de fins psychologues, s'amuse à justifier Lee, on dirait qu'ils savent parfaitement anticiper les faits et gestes des humains. Si l'observateur tourne à droite, ils s'enfuient vers la gauche.» Peu importe ! Si on ne les voit pas, les étendues végétales qui se déroulent à perte de vue constituent à elles seules un spectacle grandiose.
Commencer à comprendre le comportement des mandrills et leur utilisation de l'espace a pris six ans à l'équipe de Lee, qui les étudie à La Lopé sans avoir totalement réussi à les décrypter. Depuis 1997, il s'intéresse à la migration de cette population unique au monde. Et travaille avec sa femme Kate Abernethy, biologiste à la station de recherche des gorilles et chimpanzés (SEGC) créée par le Centre international de recherches médicales de Franceville (CIRMF) sous la direction de Caroline Tutin.
Des travaux sur la génétique ont permis de tester le virus du sida qui affecte ces singes (1), proche de celui de l'homme. De comprendre qu'il en existe deux différents, un au nord et l'autre au sud du pays, et de mettre en évidence deux groupes phylogénétiques de chaque côté de la rivière Ogooué qui correspondent à la répartition des deux virus (2).
Quatre heures de marche silencieuse, seulement perturbée par le crissement des brindilles écrasées sur le passage. Dans l'herbe haute, verte et humide, des gouttelettes de rosée scintillante ressemblent à des perles de diamant luisant au soleil telles de microscopiques boules de Noël. C'est un bonheur en soi. Le bourdonnement des insectes est interrompu par le rire d'un ibis ou le galop d'un buffle fuyant notre approche. Peut-être une façon de prévenir la colonie de mandrills de notre arrivée.
Nous pénétrons dans la forêt pour essayer de les prendre à revers. «Un des colliers émetteurs, à fréquences différentes pour chaque animal, nous signalent la présence d'une femelle», précise doucement Jean Toussaint qui manie l'antenne télémétrique. Il fait plus de 30 °C à l'ombre. Ouf ! Un peu de fraîcheur. Impossible de couper cette liane à eau pour boire son liquide, elle est protégée, comme les autres plantes et les animaux de cette savane. Patauger dans l'eau brune de la rivière est un délice en dépit des sangsues qui pourraient s'accrocher aux mollets. Un peu plus loin, des écorces de fruits gisent sur le sol. «Des mandrills viennent de passer», s'exclame Lee. A côté, des traces de pas humains. Peut-être un braconnier nous a-t-il précédés.
Assis en silence sur un tronc d'arbre, qui ressemble à s'y méprendre à la vipère autochtone, l'attente demeure vaine. Pourtant les singes rusés sont tout près. Rafraîchis, nous sortons de la forêt en jetant un dernier regard sur la lisière avant de partir. Les branches basses remuent violemment. Une ombre saute entre deux arbres. Un mandrill nous nargue de loin. Un peu plus loin, la nature dans sa générosité nous propose quand même un spectacle divertissant. Une volée d'humains fuyant une hypothétique charge de petit éléphant brun de forêt (Loxodonta africana cyclotis). Une débâcle pas plus élégante que celle d'un troupeau de potamochères (sorte de cochon sauvage) avec perte de lunettes dans la panique.
(1) Journal of virology, août 2001.
(2) Molecular Ecology, avril 2003.