Révélations: Ouvrages sur les méfaits et échecs de Bongo


Chapitre VII: Le Gabon et son ombre: DE LA SEINE AU POTOMAC

Extrait tiré de: Gaulme, François. Le Gabon et son ombre. Paris: Karthala, 1988: 163-183.

Outre le désir de vaincre une sorte d’épidémie de coups d’Etat en Afrique, que craignait notamment Félix Houphouet-Boigny, c’est sans doute la francophilie du président de la République gabonaise qui a décidé le général de Gaulle à approuver aussi nettement qu’on l’a vu une intervention en sa faveur en 1964. Dans ses Mémoires, le fondateur de la Ve République parle de lui en termes plus élogieux, et d’une manière plus précise, que de plusieurs autres chefs d’États africains «Léon Mba, modèle de fidélité dans son attachement à la France et de dévouement au Gabon qu’il aura vu, avant de mourir, émerger d’une accablante misère et marcher vers la prospérité (1). Tout est dit des rapports entre les deux hommes dans ce bref éloge funèbre le Gabon de Léon Mba était considéré comme l’une des réussites de cette vaste entreprise de décolonisation, présentée par de Gaulle lui-même comme un de ses plus grands succès politiques. Mais l’éloge n’en est pas moins surprenant. Qu’on le compare avec le portrait tracé, dans la décennie précédant l’indépendance gabonaise. par Georges Balandier Léon Mba est alors «le principal leader de l’opposition », dont l’administration tolère mal la fréquentation. Le sociologue français est frappé par le fait qu’il « élude les questions précises » et souligne son « ambiguïté » en se demandant « Quel est son vrai visage ? » puis en lui disant directement, lors de leur rencontre discrète à Libreville « Pourquoi votre action est-elle si ambigue ? » (2). Entre-temps, l’homme politique à la fois proche du bwiti et des milieux français les plus anticolonialistes est devenu le candidat de l’administration. Maire de Libreville, il a su rassurer les Européens. C’est une figure significativement différente de celle qui justifiait sa réputation passée qui émerge à l’indépendance, acceptée du bout des lèvres. Les autorités françaises ne seront sensibles qu’à l’aspect favorable pour elles de cette transformation.

Il n’est pas sûr, d’ailleurs, d’un point de vue africain, qu’il s’agisse d’une véritable transformation. La personnalité n’est pas nécessairement atteinte au Gabon, ou dans les pays voisins, lorsque sa cohérence interne fait défaut aux yeux des Européens ou des Américains du Nord (qui sont d’ailleurs beaucoup plus exigeants sur ce point aujourd’hui qu’au xvIIIe siècle). Léon Mba, chef d’État francophile, menant son pays vers la prospérité, demeurait lié aussi aux vieilles solidarités claniques, comme on l’a vu dans la malheureuse aventure arrivée à Mgr Walker dans sa vieillesse.

Ce n’est pas là une question de penchant individuel, ou à peine, car j’ai eu l’occasion d’avoir de multiples exemples de ce qu’un Européen appellerait, sans être prévenu, une forme de duplicité, mais qui n’en est pas de jeunes chrétiens sincères parlant de leur foi dans la sorcellerie traditionnelle à la table d’un missionnaire ; une jeune femme passant son permis de conduire en même temps qu’elle se faisait initier à la société féminine du ndjembè, etc.

C’est pourquoi l’État gabonais n’a pu être un modèle exactement conforme aux voeux des autorités françaises. La francophilie n’a pas empêché les modifications continuelles de la Constitution depuis l’indépendance et des usages de la vie politique qui n’ont rien à voir avec ceux de Paris, et entraînent parfois des malentendus. Ainsi, les considérations traditionnelles jouent encore fortement dans la politique gabonaise contemporaine. Parmi les exemples que j ‘ai eus à connaître, et dont la réalité est relativement aisée à vérifier, malgré l’absence de témoignages écrits, il y a ceux du mécontentement des esprits des ancêtres orungu à Port-Gentil en 1972, affaire qui serait remontée jusqu’au sommet de l’État, et l’impossibilité, quelques années plus tard, de changer le nom de Franceville à cause d’une querelle linguistique entre deux ethnies du Haut-Ogooué.

Néanmoins, l’attachement à la France était intense au moment de l’indépendance. Le président de l’Assemblée nationale, Paul Gondjout, qui passait alors, nous l’avons dit, pour moins francophile que Léon Mba, déclarait le 17 août 1960, lors de la cérémonie de décolonisation «En cet instant émouvant, nos pensées confondent en nos coeurs la France, notre grande patrie, et son providentiel représentant, le général de Gaulle [...] (3). » Les Français arrivant d’autres territoires africains pouvaient être frappés, au Gabon, par un attachement profond des individus à la France, évoquant ailleurs une période révolue. Plus tard, certains Gabonais réagirent, spontanément, à la création d’une université nationale comme ils l’avaient fait à celle d’une nouvelle fête nationale, le 9 février, puis le 17 août, se substituant au 14 juillet il s’agit là, pensèrent-ils, d’une dégradation, allant jusqu’à assimiler cela à une forme de racisme (« Laissons les Noirs entre eux »).

Ce n’est donc pas sans motifs que le Gabon a paru, de l’extérieur, anormalement lié à la France. Mais cette sensibilité francophile résulte elle-même d’un étonnant et rapide retournement. A la fin du XIXe siècle, les officiers de marine français s’y débattaient encore dans d’infernales affaires de profanation du drapeau tricolore par des commerçants britanniques (4). Cinquante ans plus tard, la génération portant parfois des noms anglo-saxons en souvenir de cette époque sera farouchement française de coeur. Cela tient au nombre des métis, au statut des Mpongwè en raison des accords signés sous Louis-Philippe et au sentiment de fraternité avec les Blancs, traditionnel chez les gens de la côte.

Les liens avec la France ne se sont pas relâchés avec les années soixante-dix, mais ils ont évolué. Les Gabonais sont devenus maintenant beaucoup plus francophones qu’à l’indépendance plus de la moitié de la population de plus de quinze ans ne parlait pas encore le français en 1960 (5). En 1980, selon un calcul effectué par l’Institut de recherches sur l’avenir du français, dépendant du Haut comité de la langue française, 73 Wo de la population gabonaise (Gabonais seulement) parle le français (6). D’autre part, les Gabonais voyagent beaucoup plus, ou même résident en France dans une proportion bien plus grande qu’avant l’indépendance. La création de la compagnie nationale Air Gabon a favorisé encore ce mouvement depuis 1976 (7). Enfin, des Gabonais se marient avec des Françaises, ce qui n existait pas auparavant (le métissage s’effectuant dans l’autre sens). On a vu, lors de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 1981, combien les habitants des villes du Gabon se passionnaient pour l’actualité française.

Dans l’autre sens, il y avait environ 26 000 Français au Gabon à la fin de la période de prospérité pétrolière, en 1985, contre 16 000 à 18 000 à la fin de 1987 et quelques milliers seulement à l’indépendance. Cette population croissante n’était constituée de coopérants que dans une faible proportion, malgré la valeur relativement élevée de l’assistance technique au Gabon (800 personnes environ à la fin des années soixante-dix) par rapport à la moyenne africaine. Port-Gentil, qui était la ville du bois, devenait celle du pétrole. Beaucoup d’expatriés y vivaient naguère de cette activité, directement (dans les sociétés pétrolières) ou indirectement (comme sous-traitants). Enfin, l’importance des revenus de certains Gabonais et de nombre d’expatriés a développé les services tenus par des Français. Si le développement hôtelier du pays est largement dû à l’initiative de l’État, ce n’est pas le cas pour la multiplication des restaurants dans la capitale. Le mouvement de repli des Français au Gabon ne s’est fait sentir qu’au cours de l’année 1986, avec la fin de la prospérité pétrolière.

Pourtant, la France n’avait pas fait que se renforcer au Gabon dès cette époque si l’on compare le rôle de l’aide publique française dans la première décennie de l’indépendance avec celui qu’elle a eu entre 1975 et 1985, on constate qu’un apport financier, qui était essentiel à l’origine, est devenu négligeable. Les chiffres le révèlent sans équivoque en 1959-1961, le FAC (Fonds d’aide et de coopération), partie de l’aide française réservée aux investissements, atteignait 32 millions de francs français, pour un budget de l’État gabonais de l’ordre de 90 millions de francs (4,5 milliards de francs CFA) ; en 1970, 65 millions, pour un budget de 400 millions; en 1975, 58 millions, pour des recettes gabonaises de 3 milliards; en 1980, 40 millions, pour un budget de 6 milliards (8). En francs courants, le FAC, très fluctuant, n’a que doublé, dans le meilleur des cas, entre 1960 et 1980. Le budget gabonais, pendant ce temps, s’est multiplié par soixante environ. Ainsi, l’augmentation de l’assistance technique française n’a pas empêché une indépendance financière croissante du Gabon par rapport à l’ancienne métropole jusqu’en 1987, où le total de l’aide française a représenté à nouveau, avec 2,2 milliards de francs français (110 milliards de francs CFA), 30% des recettes budgétaires, avec le retour de l’appui direct à la trésorerie gabonaise (dont 35 millions de francs français d’aides budgétaires au ministère de l’Éducation nationale lors de la rentrée scolaire 1987).

Cette situation a eu bien sûr des conséquences commerciales, mais elles sont demeurées limitées, si l’on peut dire, en se référant à l’évolution générale de l’Afrique francophone dans ce domaine la France est restée le premier fournisseur du Gabon, avec plus de la moitié du marché, durant les années de prospérité. Compte tenu d’exceptions liées à des besoins spécifiques, comme les engins Caterpillar pour l’exploitation forestière, les produits français ont pu affronter avec succès la concurrence, sauf pour certains biens de consommation courante et pour les automobiles, où l’Asie a effectué, comme ailleurs, une percée décisive. Enfin, les pertes du domaine commercial strict ont été compensées par les bénéfices tirés par les entreprises françaises du développement des ressources gabonaises, le meilleur exemple en étant le chantier du chemin de fer national. Parallèlement, on assistait à une association de plus en plus forte d’intérêts économiques français avec des partenaires gabonais, soit l’État, soit des particuliers venus de la classe politique locale ou de ses entours.

Mais cette autonomie financière croissante, le renforcement parallèle des contacts d’affaires les plus variés entre les deux pays, ainsi qu’un parfum d’activités secrètes émanant de Libreville dès l’époque de la guerre du Biafra, ont conduit insensiblement à la polémique et à une situation où la France s’est sentie gênée par ses rapports étroits avec le Gabon. De tels phénomènes ne pouvaient que susciter la controverse. Ce n’est pas un hasard si un jeune et riche État a été associé au scandale pour une bonne partie de l’opinion française même Le Figaro magazine, que l’on ne peut soupçonner d’être dans le même camp que Le Canard enchaîné ou l’auteur d’Affaires africaines, les rejoint en présentant le président gabonais en ces termes « Son pays est une sorte d’émirat équatorial. Il a été longtemps au coeur de nombreuses intrigues. (9) »

Tableau 4

ÉVOLUTION DU BUDGET DE L’ÉTAT GABONAIS

(1960- 1988)

(milliards de francs CFA)

ANNÉE FONCTIONNEMENT DÉVELOPPEMENT TOTAL
1960 4,1 0,5 4,6
1961 5,1 0,8 5,9
1962 5,9 1,0 6,9
1963 6,8 2,4 9,2
1964 8,0 2,6 10,5
1965 8,6 3,4 12,0
1966 10,9 2,0 12,9
1967 11,5 3,0 14,5
1968 12,1 4,5 15,6
1969 12,7 5,1 17,8
1970 14,2 5,8 20,0
1971 16,7 7,9 24,5
1972 19,2 11,8 31,0
1973 22,2 14,7 36,9
1974 27,1 20,7 48,8
1975 44,2 107,3 151,5
1976 58,7 134,4 193,1
1977 84,6 171,2 255,8
1978 226,0 (1) 63,8 289,8
1979 238,0 90,0 328,0
1980 221,7 92,0 313,7
1981 275,2 136,0 411,2
1982 282,5 193,7 486,2
1983 332,3 250,4 582,7
1984 360,2 338,8 698,2
1985 239,4 403,5 642,9
1986 388,8 281,5 669,3
1987 260,0 100,0 360,0 (2)
1988 242,0 83,0 325,0 (2)

(1) Service de la dette compris dans le budget de fonctionnement à partir de 1978.
(2) Prévisions pour 1987 et 1988.

N.B. Après 1980, il s’agit de la réalisation des budgets en dépenses, d’après des statistiques financières gabonaises. Celles-ci ont toutefois tendance à varier suivant l’origine des chiffres et les publications. Les montants cités ici sont arrondis.

Les accusations sont parfois très graves. La publication d’Affaires africaines les a portées à un point rarement atteint. Les Français du Gabon se sont vus obligés de rédiger des lettres de soutien au président Bongo. Jamais un livre n’avait atteint ce degré de puissance destructrice dans un État africain francophone. En France, l’ouvrage fut un grand succès de librairie, parce qu’il flattait un public considérant que les affaires africaines sont en général l’objet de compromissions et de scandales. C’est de telles idées qui avaient été associées auparavant par la gauche française à la personnalité de Jacques Foccart. L’une des thèses principales du livre, qui se situait politiquement dans ce courant, était justement qu’un « clan » dont celui-ci aurait fait partie, ainsi que certains de ses amis, aurait subi un retournement défavorable aux intérêts français. Ce clan, disait en substance l’auteur, a choisi Albert Bongo pour être le fidèle serviteur de la France à Libreville, mais c'est le contraire qui s’est produit avec les années et la richesse pétrolière du Gabon. Le livre allait aussi loin qu’on peut aller dans cette thèse en écrivant « Les Français qui font partie du "Clan" ont aussi une double allégeance, mais n’hésitent pas à s’opposer aux décisions de l’État français quand ils estiment qu’elles lèsent les intérêts du "Clan" (10) ».

La crise financière qui vient de frapper le Gabon fait perdre leur valeur d’actualité à de telles accusations, d’ailleurs manifestement destinées à toucher la politique intérieure française. Mais ces polémiques ont duré aussi longtemps que la prospérité gabonaise. On peut en distinguer trois périodes.

La première a suivi immédiatement la répression du coup d’État de 1964. Tandis que certains Français du Gabon accusaient les États-Unis d’être derrière cette tentative, l’ambassadeur américain à Libreville, Charles Darlington, qui s’était fait remarquer sur place par un dynamisme quelque peu idéaliste, quittait le pays en octobre avec un jugement très critique sur le style de gouvernement de Léon Mba et sur l’intervention française. Il publiait en 1968 un livre faisant état de ce qu’il avait observé et dont le titre est en lui-même le résumé de ses opinions African Betrayal (11). Pour le premier ambassadeur américain au Gabon, démocrate de tradition, homme d’âge et d’expérience choisi par Kennedy, qui avait derrière lui, classiquement, une carrière de diplomate et d’homme d’affaires et correspondait plus au profil psychologique des missionnaires du passé qu’à celui d’un marxiste moderne, le général de Gaulle avait trahi le peuple gabonais en imposant par la force le gouvernement répressif de Léon Mba à Libreville. Ce genre de critiques n’a eu que très peu d’échos en France àl’époque, l’opinion française connaissait encore mal le Gabon et ses problèmes politiques; quant à l’Amérique, qui s’aventurait dans la guerre du Viêt-nam, affrontait des problèmes raciaux terribles et venait de perdre Kennedy, elle était soit traitée avec méfiance par les gaullistes, soit de plus en plus attaquée par la gauche et une bonne part de la jeunesse universitaire. Pourtant, Affaires africaines devait reprendre, en les développant à la mesure de ce qu’étaient devenues la richesse du Gabon et 1’ampleur des liens franco-gabonais, certains thèmes d’African Betrayal, en leur donnant une portée politique beaucoup plus grande, quinze ans après la parution de l’ouvrage américain.

La seconde période des polémiques sur le Gabon n’a débuté en France que vers le milieu des années soixante-dix. Les critiques de l’action de Jacques Foccart se sont développées avec l’intervention militaire française directe contre les rebelles du nord du Tchad. Une dizaine d’années après les indépendances, les bruits qui circulaient sur le train de vie ou les manières des chefs d’État africains marquaient aussi un certain désenchantement de l’opinion, sans qu’on puisse l’attribuer vraiment à un parti ou à une école de pensée: on avait cru naïvement en 1960 que l’Afrique se développerait sur le modèle occidental, dans la liberté et la prospérité économique. Ces rêves correspondaient bien à une époque de transformations sans précédent, mais occultaient le fait que la construction de nouveaux États, sur des assises sociales mouvantes, ne pouvait produire, dans un premier temps, qu’une époque de flottements et d’incertitudes.

Le Gabon n’a pas été touché rapidement par ces polémiques. L’évolution de l’attitude de son gouvernement, qui allait avec celle de ses ressources, les avait précédées. En 1970, le président Bongo déclarait déjà que son pays n’était pas une « petite colonie (12) ». A la fin de 1973, il se rapprochait du monde arabe et, après un pélerinage à La Mec-que, devenait El Hadj Omar Bongo. Le mot d’ordre du chef de l’État était devenu « Gabon d’abord », et les liens avec la France se distendaient (en dehors des relations personnelles).

On en eut la preuve dans tous les domaines au début des années soixante-dix. La visite officielle du président Pompidou à Libreville en janvier 1971, la première d’un chef d’État français depuis l’indépendance, fut comme l’apothéose de la sentimentalité gabonaise envers la France aucune visite de ce genre n’a fait depuis l’objet d’un tel enthousiasme populaire. Les deux présidents entrèrent en tipoye, la chaise à porteurs traditionnelle, dans le palais dont les murs étaient encore ceux bâtis par «la Marine ». On tira un feu d’artifice de la promenade plantée des cocotiers centenaires qui devaient être coupés peu après. Les Français étaient encore appelés, officiellement, « Gabonais d’adoption ».

La disparition de Georges Pompidou accéléra une évolution inscrite dans les faits, et qui ne dépendait pas de la seule volonté du président Bongo. Celui-ci avait acquis une véritable indépendance financière pour son pays. Il devait éviter, pour être crédible auprès de ses pairs, d’apparaître comme une créature de la France, dans un système facilement accusé d’être néo-colonialiste. La classe politique gabonaise se transformait aussi en intégrant une vague massive de nouveaux diplômés, moins sentimentaux que leurs aînés envers la France, ainsi que d’anciens partisans des putschistes de 1964, qui avaient agi par nationalisme contre Léon Mba. Enfin, l’arrivée croissante de Français expatriés au Gabon avait pour conséquence naturelle d’y développer dans la population une francophobie jusqu’alors inconnue, du moins depuis le début du siècle.

Sans se détacher des anciens conseillers français du gouvernement et de l’Administration ni se séparer des anciens notables de la politique locale, le président Bongo et ses collaborateurs les plus jeunes et les plus dynamiques entreprirent une révision générale des relations internationales du pays. La richesse pétrolière permettait l’ouverture d’ambassades nouvelles. Les liens avec les États-Unis furent renoués (alors qu’en 1968, au début de la présidence d’Albert-Bernard Bongo, le Peace Corps avait été expulsé du Gabon), en même temps qu’une vaste ouverture à l’Est, de la Roumanie et de la RDA à la Chine et à la Corée du Nord, avait lieu et que les premiers contacts directs avec l’Amérique du Sud s’établissaient. Les Français n’étaient plus la catégorie privilégiée des «Gabonais d’adoption ». Dès le 12 mars 1974, anticipant sur le discours flamboyant du chef de l’État sur la «rénovation de la Rénovation », le 12 mars 1976, on mettait en garde les étrangers ils devaient avoir une attitude considérée comme correcte dans tous les domaines, s’ils ne voulaient pas se voir expulsés. En décembre de la même année, les accords de coopération avec la France étaient révisés dans un sens de moindre dépendance envers l’ancienne métropole.

En même temps, toutefois, des relations personnelles entre la classe dirigeante gabonaise et un certain nombre de Français se renforçaient. Cette situation paradoxale fut en fait à l’origine de toutes les polémiques.

Le président Giscard d’Estaing, qui entendait, avec l’assentiment de l’opinion française de l’époque, donner moins de solennité et plus de chaleur à la vie politique, connaissait depuis longtemps le Gabon, où il allait chasser. Il devint un ami personnel de son président, dont le français expressif, la façon de parler, l’habileté et la connaissance, entre autres, des milieux parisiens, séduisaient plus d’un dans la classe politique française, en dehors du monde relativement étroit, relais du pouvoir gaulliste à un niveau secondaire, qu’il avait connu à ses débuts. El Hadj Omar Bongo, alors que le Gabon évoluait pourtant dans la nature de ses relations avec la France, était devenu ainsi l’équivalent d’un de ces notables territoriaux qui comptent dans la vie politique parisienne.

Rapportée aux faits, cette évolution était moins paradoxale qu’en apparence. Elle correspondait à des besoins profonds: le président gabonais était désormais mieux connu à Paris ; la richesse de son pays attirait les hommes d’affaires étrangers de toutes sortes ; le style austère imposé à l’État par le général de Gaulle se relâchait ; la nouvelle classe politique gabonaise avait besoin des conseils et des interventions de Français expérimentés, mais liés à elle si possible par des attaches toutes personnelles, de façon à acquérir le maximum d’indépendance envers la France en tant que telle.

Le roi de Congo emprunta le même chemin, au XVIe siècle, dans ses relations avec le Portugal: dans les deux cas, le scandale ne fut pas absent d’une évolution inévitable. Lisbonne demanda jadis que Sâo Salvador n’attribuât pas l’ordre du Christ à des Portugais plus ou moins dignes de le porter (13). L’opinion française, quatre siècles plus tard, s’émut des relations personnelles entre les hommes d’État ou des fonctionnaires gabonais et des Français, représentants officiels de leur pays ou liés librement au Gabon, qui avaient des activités portant à la polémique. L’affaire du SAC (Service d’action civique) à Marseille eut des rebondissements à Libreville. M. Maurice Delauney, revenu une deuxième fois représenter la France au Gabon en 1975, dut se retirer à la présidence de la Comuf, peu après une affaire concernant le vote des Français de l’étranger. M. Maurice Robert, choisi pour lui succéder comme ambassadeur en 1979, plut au président Bongo, mais subit l’hostilité du Quai d’Orsay et de défenseurs de la diplomatie traditionnelle parce qu’il n’appartenait pas à celle-ci et avait fait une carrière d’officier dans les services secrets, en se spécialisant dans les affaires africaines.

Des mérites individuels apparaissaient, des compromissions aussi. La plupart des actions restèrent plus ou moins dans l’ombre, mais l’État, gabonais ou français, fut directement touché dans certains cas: au début de 1977, dans une tentative de débarquement de mercenaires à Cotonou, qui empoisonna longtemps les relations entre le Bénin d’une part et le Gabon et la France d’autre part ; lorsque Mme Joséphine Bongo, l’épouse du chef de l’État gabonais, se fit remarquer par son comportement (14) ; et même à la suite de malheureux hasards, comme l’accident qui coûta la vie à René Journiac, conseiller du président Giscard d’Estaing et ancien adjoint de Jacques Foccart, dans un avion piloté par le neveu du président Bongo, en février 1980, au Cameroun.

On découvrait ainsi que la convergence directe entre le cercle des plus hauts responsables de la politique et de l’économie françaises et la classe dirigeante du Gabon pouvait conduire à des situations naturellement délicates. Certes, dans ce pays, l’influence de l’économie sur la politique librevilloise était passée des mains des forestiers (dont le plus fameux reste le sénateur Bru) à celle des pétroliers, milieu tout différent du précédent par sa formation ou ses origines, et souvent plus prudent dans sa conduite. Mais il fallait aussi tenir compte, dans l’autre sens, du fait que les interlocuteurs gabonais de la France étaient désormais d’une formation très disparate, d’origines régionales diverses et, en général, peu habitués aux grandes façons de Paris (qui ne les tentaient pas de prime abord) comme à l’expression froide des besoins de la technique et de l’économie modernes.

Le président Bongo était devenu en France l’une des cibles favorites du Canard enchaîné. La visite officielle qu’il fît à Paris en octobre 1980 voulait être, de la part du président Giscard d’Estaing, le témoignage solennel d’une amitié qui irritait jusqu’à certaines capitales africaines. Le chef de l’État gabonais y défia ses détracteurs, mais sans les retourner, et le malaise dura jusqu’à la fin du septennat du président français.

Avec l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée en 1981, l’on entre dans une troisième période des polémiques franco-gabonaises. Les cercles gouvernementaux de Libreville avaient pris soin d’établir avant l’élection des contacts avec tous les partis intéressés. Mais, pour eux, son résultat fut la pire des hypothèses qu’ils envisageaient (exception faite pour quelques jeunes assistants ouverts à la gauche). La réaction désordonnée et irrationnelle qui s’empara immédiatement d’une partie de l’opinion française gagna le Gabon. On vit le salut dans l’Amérique de Ronald Reagan. Tandis qu’en France certains songeaient à s’y expatrier ou même commençaient à le faire, Guy Penne, nouveau conseiller de l’Élysée pour les Affaires africaines, se rendait à Libreville le 12 juin pour assurer le président Bongo de l’amitié du nouveau chef de l’État français. Mais, le 15, le président gabonais était à Washington. Il s’entretenait avec le président Reagan au cours d’une visite privée et rencontrait aussi des politiciens et des hommes d’affaires américains. On murmurait dans certains cabinets parisiens que le Gabon avait songé à abandonner la zone franc au profit d’une «zone dollar ». Aberration financière aux yeux des Américains, cette proposition n’a jamais été confirmée. La tension franco-gabonaise se calma d’ailleurs quelque peu après la visite de travail du président Bongo à Paris du 29 juillet au 2 août, marquée par des entretiens en tête à tête avec le président Mitterrand. Néanmoins, le malaise lié à une défiance réciproque persistait.

Très vite, on vit plusieurs camps se former au sein du nouveau gouvernement français et de son entourage de gauche. Guy Penne, au tempérament conciliateur, était encore favorisé dans ses relations avec certains hommes politiques gabonais par son appartenance à la franc-maçonnerie. Jean-Pierre Cot, responsable d’une Coopération placée sous les ordres des Relations extérieures (nouveau nom des Affaires étrangères) de Claude Cheysson, était critique envers certains aspects de la politique africaine. Il connaissait très mal l’Afrique, en fait, mais proclamait volontiers son dégoût de l’affairisme et de la corruption et son souci des droits de l’homme. Son attitude n’était pas sans rappeler celle de l’ambassadeur Charles Darlington ; en France, c’était là une nouveauté. Les partenaires privilégiés de la période précédente paraissaient être globalement dans une position de faiblesse. Le passé comme le tempérament personnel du nouveau président français le poussaient aussi, peu à peu, à une évolution prudente dans le sens d’une fixation des liens les plus forts avec les pays les plus proches traditionnellement, pourrait-on dire, de la France, comme le Sénégal et la Côte-d’Ivoire, et non les plus empressés naguère.

Les choses tournèrent donc à nouveau mal entre la France et le Gabon. Puis, rapidement, la chute de Jean-Pierre Cot, remplacé par Christian Nucci en décembre 1982, marquait la fin de certaines ambitions, à la satisfaction, semble-t-il, de Libreville. Mais la visite officielle du président Mitterrand au Gabon, en janvier 1983, fut marquée par un incident qui montrait que l’atmosphère des relations bilatérales demeurait explosive : au cours du banquet officiel à Libreville, le président Bongo, voulant flatter son hôte, improvisa quelques phrases signifiant que les Français qui n’approuvaient pas sa politique (sous-entendu, et son amitié pour François Mitterrand) pourraient prendre l’avion du rapatriement. Les formules présidentielles, quelque peu déroutantes, furent interprétées dans une dépêche d’agence comme une menace envers la France et une nouvelle crise des relations franco-gabonaises. Ce malentendu, qui embarrassa fortement les deux parties à la fin de la visite officielle, s’explique par le peu de chaleur de l’accueil gabonais, pourtant très cérémonieux, et par la demande simultanée de la construction d’une centrale nucléaire au Gabon, proposition qui apparaissait à certains comme une pure provocation.

L’ambassadeur de France au Gabon, Maurice Robert, avait été rappelé dès le 18 juin 1981 et remplacé en octobre par Robert Cantoni, un diplomate de carrière, énarque n’ayant aucune expérience de l’Afrique, que l’on voulait présenter à Paris comme le symbole d’un nouveau type de relations, moins personnalisées. Le président Bongo ne s’opposa pas à cette nomination, mais ses relations avec le nouveau représentant de la France furent aussi mauvaises que celles de Léon Mba avec François de Quirielle, qui, en 1965, se trouvait dans une position similaire. Les Français du Gabon étaient restés, quant à eux, dans leur grande majorité hostiles à la gauche (ce qui explique l’incident du voyage de François Mitterrand).

La publication d’Affaires africaines amena, comme on l’a vu, une nouvelle crise des relations franco-gabonaises. Elle eut paradoxalement pour effet, en France, de faire perdre définitivement la partie aux adversaires du président Bongo. Mais la victoire de celui-ci marquait aussi la fin d’une période équivoque, pleine de dangers malgré les triomphes. Il n’est jamais bon pour un chef d’État d’avoir une mauvaise image dans l’opinion du pays le plus étroitement lié au sien, d’autant que cette réputation dépassait parfois la France et que tel journaliste américain (15), par exemple, n’était pas tendre, lui non plus, pour le Gabon. Il s’avère également dangereux d’entretenir des relations trop personnalisées entre responsables suprêmes, comme la chute brutale de M. Giscard d’Estaing le souligna. Avoir des amitiés dans tous les partis ne compense pas complètement cet inconvénient. Depuis 1983, on a remarqué la persistance de liens personnels franco-gabonais, notamment entre Ah ben Bongo et Jean-Christophe Mitterrand, les fils des deux chefs d’État. Le dernier fut nommé administrateur de la Comilog, poste qu’il n’abandonna qu’en 1987, plusieurs mois après avoir été nommé non plus adjoint, mais conseiller à part entière de son père pour les Affaires africaines. Mais François Mitterrand montra une prudence beaucoup plus grande que son prédécesseur en ce domaine délicat. A partir de 1986, d’ailleurs, l’appauvrissement du Gabon réduisit sa puissance potentielle à Paris, tandis que le gouvernement de Jacques Chirac, qui comptait pourtant de solides amis de la classe dirigeante gabonaise en Michel Aurillac, ministre de la Coopération et président du Club 89, comme en Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, se révéla finalement assez discret dans ses relations avec celle-ci. Le ministère de la Coopération augmenta son aide financière dès 1987, mais le Premier ministre n’eut pas pour le président Bongo les égards dont bénéficièrent les chefs d’État ivoirien ou congolais (ce dernier, il est vrai, était président de l’OUA en 1986-1987). Les excellentes relations personnelles entre Jacques Foccart et le président Bongo demeuraient conformes au passé, mais l’amitié de Jacques Chirac pour le président Sassou-Nguesso éclipsait partiellement en Afrique centrale les positions d’autres chefs d’État privilégiés à titre personnel. L’assistance logistique fournie par l’année française au gouvernement congolais, en septembre 1987, contre les rebelles du Nord, ne peut être dissociée de cet aspect des relations franco-africaines.

L’étoile affaiblie en France de la puissance gabonaise (que certains journaux avaient d’ailleurs fortement exagérée) ne se fixa pourtant pas sur un autre pays. A l’automne 1983, au moment de la crise franco-gabonaise consécutive à la publication d’Affaires africaines, on remarqua la visite à Libreville de Chester Crocker, secrétaire d’État adjoint pour les Affaires africaines, qui exprimait ainsi la volonté de contacts étroits avec Washington, lorsque les rapports avec Paris se distendaient. Ce n’était cependant plus l’atmosphère orageuse des années 1840 entre marins français et pasteurs américains au Gabon, ni même le malaise franco-américain qui avait suivi le coup d’Etat de 1964. Le président Bongo a effectué en août 1987 une visite officielle à Washington qui a symbolisé une volonté de renforcer le soutien des États-Unis, dans une période économique difficile, tout comme l’avait souligné juste auparavant le séjour à Libreville de Maureen Reagan, fille du président. Mais la France ne s’est en aucune manière inquiétée de tels événements, et le chef de l’État gabonais s’est trouvé concerné, à la fin de 1987, par l’affaire des opposants iraniens expulsés de France, montrant ainsi le maintien de ses attaches avec les milieux politiques parisiens.

La nomination comme ambassadeur au Gabon, d’août 1982 à septembre 1986, de Pierre Dabezies, officier devenu professeur d’université, considéré comme un « gaulliste de gauche », avait d’ailleurs permis de rétablir, puis de maintenir un dialogue franco-gabonais sinon intime (en dehors des liens personnels de l’ambassadeur et du président), du moins amical et aisé, avant même la nomination de Jacques Chirac comme Premier ministre. On le vit avec les mesures (qui épargnaient les Français) prises contre l’importante colonie étrangère du pays, en mai-juin 1986, comme un peu plus tard, lors de l’établissement de visas pour les étrangers en France. Toutes les difficultés bilatérales furent rapidement aplanies.

Une rétrospective exacte des relations privilégiées entre Libreville et Paris depuis l’indépendance du Gabon conduit cependant à penser qu’une période s’est achevée et qu’une autre commence. Le poids de la France dans un territoire fraîchement décolonisé, à la structure sociale en pleine mutation, mais encore embryonnaire par rapport à celle des sociétés dont on adoptait le modèle, a été surabondamment utilisé dans la répression du coup d’État de 1964. Une telle intervention, aussi directe, avec toutes ses implications diplomatiques, est impensable désormais, parce que la situation n’est plus la même qu’alors, ni dans le monde ni sur place. L’État gabonais est entre les mains de gens condamnés à affirmer leur indépendance envers l’ancienne métropole, même si les liens avec celle-ci demeurent essentiels. Les relations internationales de cet État se sont diversifiées, s’étendant même à l’Iran, par le biais de l’OPEP. D’autre part, ses besoins financiers ont crû formidablement et ne sont plus à la taille de l’aide française seule. Enfin, la société gabonaise s’est transformée en se modernisant, tandis que la France elle-même s’intégrait de plus en plus à l’Europe et au reste du monde occidental.

La crise financière de 1977 a donné un rôle dominant à l’assistance française pour la gestion de celle-ci. En 1986, ce n’est plus la France, mais la Banque mondiale, qui mit au point avec le FMI les mesures à conseiller au gouvernement de Libreville pour faire face aux difficultés nouvelles. Dès l’origine de celles-ci, on suggéra, à Washington, une diminution des salaires au Gabon, à défaut de pouvoir dévaluer le franc CFA. Il y eut d’abord unanimité, à Libreville comme à Paris, pour souligner le danger social et politique d’une telle mesure. Mais rien n’y fit. Le Gabon, comme d’autres pays africains, a dû se rendre finalement, bien qu’aussi lentement que possible, aux exigences fondamentales des experts du bord du Potomac. Ce n’est pas le gouvernement américain qui triomphe désormais, comme on l’avait craint jadis à Paris, mais des organismes auxquels leur statut international épargne les accusations de néo-colonialisme, sans compter que ce statut seul permet d’aborder des problèmes que leur ampleur éloigne des solutions bilatérales. C’est dans un tel cadre, et seulement en ses limites, que se négocie désormais l’allégement des contraintes prévues par les programmes dits « d’ajustement », les réformes sévères devant conduire àun redressement financier.

Les anciennes puissances coloniales, même si elles ont, comme la France, maintenu les contacts les plus étroits possible avec les territoires africains décolonisés, ne purent contrôler la spirale de dépenses et d’emprunts engendrée, à partir de 1973, par l’évolution de l’économie mondiale. Lorsque la crise des matières premières s’est produite, la situation était déjà devenue irréversible. En 1973, la France a pris avec des partenaires européens le relais de la Banque mondiale quand celle-ci a refusé de financer le chemin de fer transgabonais. Lors de la crise financière de 1977, elle a joué un rôle aussi important que celui du FMI dans le redressement engagé les années suivantes. En 1986-1987, le Fonds a négocié un plan de redressement avec le Gabon, mais c’est la Banque mondiale qui est appelée à jouer un rôle déterminant pour l’application de celui-ci. L’aide française, pourtant à nouveau très importante, ne fera que suivre ce mouvement, d’autant plus remarquable que, les années précédentes, la richesse pétrolière du Gabon en avait fait un État qui n’était plus éligible pour les prêts de la Banque.

De même, dans le domaine politique, le président Bongo a continué à rendre des services à la France, dans le règlement de la question tchadienne notamment, mais il ne s’est pas toujours aligné sur la volonté de Paris, dans cette affaire comme en refusant par exemple d’accueillir Jean Claude Duvalier après sa chute. Le recentrage de la coopération sur le monde franco-africain, voulu par Jacques Chirac en 1986-1988, n’a pu être un retour en arrière complet. La nomination de Jacques Foccart à l’Hôtel Matignon ne doit pas égarer là-dessus. La politique néo-gaulliste n’a pu rejoindre le système gaulliste originel, car les circonstances ont changé.

La France demeure encore très présente au Gabon, où elle vient de renforcer son assistance financière, bien que le nombre de ses nationaux y soit en diminution et que les échanges économiques se rétractent (16). La langue française y reste souveraine et encore peu menacée, en fin de compte, par l’anglais. Les modes viennent toujours de Paris, quitte à ce qu’elles relaient celles de l’Amérique. Les hommes politiques des deux pays se sentent aussi (pour combien de temps?) dans l’un ou l’autre comme dans leur propre patrie. Mais la dérive psychologique, politique, sociale et économique engagée avec la proclamation de l’indépendance se poursuit sans doute insidieusement. En tout cas, on la redoute : dès décembre 1987, au Sommet franco-africain d’Antibes, le président Bongo a exprimé ses craintes sur l’avenir de la zone franc en cas d’intégration monétaire européenne.

Le maintien d’une force militaire française notable au Gabon depuis 1964 et le caractère enchevêtré qu’ont pris, dans la dernière décennie, les liens franco-gabonais donnent une impression de permanence. Mais le vieux monde franco-gabonais de l’estuaire a déjà rejoint l’humus de l’histoire où se sont fondus ceux qui l’ont précédé. Il en ira de même un jour pour celui qui lui a succédé. Jusque dans des cas très privilégiés, comme celui du Gabon, l’évolution des relations entre la France et l’Afrique est appelée, par la force des choses et l’usure des temps, à prendre peu à peu l’aspect de celles de l’Espagne avec l’Amérique latine. La relation de cousinage devrait finalement estomper les traces, qui prédominent encore, de la communauté de destin.

Lorsque le jour illumine la forêt, les oiseaux blancs sont toujours là sur le rivage, mais, une fois de plus, ce ne sont pas tout à fait les mêmes.

Notes:

(1) Charles DE GAULLE, Mémoires d’espoir; le renouveau, 1958-1962, Paris, Pion, 1970, p. 73.
(2) G. BALANDIER, op. cit., pp. 346-350 pour le portrait de «M.» (dont on ne peut mettre en doute l’identité avec Léon Mba), qui «symbolise» le «Gabon, avec ses problèmes démesurés ».
(3) Marchés tropicaux et méditerranéens, 20 août 1960, p. 1818.
(4) Archives nationales, section outre-mer, III, J.J. 257, Rapport du capitaine de L’Arbalète, 17 novembre 1878, copie un employé d’Hatton et Cookson, à N’Gové (lagune Iguéla), Dayle, aurait craché sur le drapeau français en le foulant aux pieds et en disant «M... pour ce pavillon. » Un autre, Harrisson, « l’a pris ensuite, s’en est essuyé le der... à trois reprises différentes » (sic).
(5) République gabonaise - République française, op. cit., p. 60 :160 000 personnes, soit 53 %.
(6) C. COUVERT, Op. cit., p. 58.
(7) Il ne s’est réduit que récemment, avec l’imposition des visas pour les étrangers en France (où il y aurait environ 3 000 Gabonais à la fin de 1987).
(8) Chiffres tirés de Pierre-Claver MAGANGA-MOUSSAVOU, L’aide publique de la France au développement du Gabon depuis l’indépendance, 1960-1980, Paris, 1982, p. 136 (tableau 25) et, pour les chiffres de 1980, Marchés tropicaux et méditerranéens, 22 mai 1987, p. 1252.
(9) Le Figaro magazine, 14 décembre 1985, p. 134 (article publié à l’occasion du XII’ Sommet franco-africain, réuni à Paris).
(10) P. PÉAN, op. cit., P. 131.
(11) Charles F. and Alice B. DARLINGTON, op. cit. Sur l’ambassadeur américain, brève notice biographique iii de GARDINIER, Op. cit., p. 64.
(12) Marchés tropicaux et méditerranéens, 29 août 1970, p. 2576.
(13) Olivier de Bouvalones, Les anciens rois du Congo, Namur, 1948 (Grands lacs, nouvelle série. No.112), p. 31.
(14) Une des premières manifestations en a été les brutalités dont une Française, tondue et incarcérée, a été la victime après une altercation avec la présidente (Marché rropicaux et méditerranéens, 26 mars 1976, p. 849). Mais l’aspect le plus grave qui y soit directement lié est l’« affaire Luong », assassinat mystérieux, en octobre 1979, à villeneuve-sur-Lot, d’un peintre en bàtiment qui passait pour l’amant de Mme Bongo. L’affaire fut classée en quelques années. La tentative de coup d’État à Cotonou a eu en revanche des conséquences juridiques, en France, qui n’étaient pas terminées à la fin de 1987.
(15) David Lama, The Africans, nouvelle édition, vintage, New York, 1987. pp. 99-101. donne un tableau, sans complaisance et très ironique, du Sommet de l’OUA tenu à Libreville en 1977.
(16) Le Gabon n’était, en 1986, que le quatrième fournisseur de la France en Afrique (avec du pétrole principalement) et le neuvième client, avec des échanges de l’ordre de 6,5 milliards de francs français. Les ventes du Gabon à la France ont baissé de 30% en valeur en 1986.