Révélations: Ouvrages sur les méfaits et échecs de Bongo |
Chapitre VII: Le Gabon et son ombre: DE LA SEINE AU POTOMAC Extrait tiré de: Gaulme, François. Le Gabon et son ombre. Paris: Karthala, 1988: 163-183. Outre le désir de vaincre une sorte dépidémie de coups dEtat en Afrique, que craignait notamment Félix Houphouet-Boigny, cest sans doute la francophilie du président de la République gabonaise qui a décidé le général de Gaulle à approuver aussi nettement quon la vu une intervention en sa faveur en 1964. Dans ses Mémoires, le fondateur de la Ve République parle de lui en termes plus élogieux, et dune manière plus précise, que de plusieurs autres chefs dÉtats africains «Léon Mba, modèle de fidélité dans son attachement à la France et de dévouement au Gabon quil aura vu, avant de mourir, émerger dune accablante misère et marcher vers la prospérité (1). Tout est dit des rapports entre les deux hommes dans ce bref éloge funèbre le Gabon de Léon Mba était considéré comme lune des réussites de cette vaste entreprise de décolonisation, présentée par de Gaulle lui-même comme un de ses plus grands succès politiques. Mais léloge nen est pas moins surprenant. Quon le compare avec le portrait tracé, dans la décennie précédant lindépendance gabonaise. par Georges Balandier Léon Mba est alors «le principal leader de lopposition », dont ladministration tolère mal la fréquentation. Le sociologue français est frappé par le fait quil « élude les questions précises » et souligne son « ambiguïté » en se demandant « Quel est son vrai visage ? » puis en lui disant directement, lors de leur rencontre discrète à Libreville « Pourquoi votre action est-elle si ambigue ? » (2). Entre-temps, lhomme politique à la fois proche du bwiti et des milieux français les plus anticolonialistes est devenu le candidat de ladministration. Maire de Libreville, il a su rassurer les Européens. Cest une figure significativement différente de celle qui justifiait sa réputation passée qui émerge à lindépendance, acceptée du bout des lèvres. Les autorités françaises ne seront sensibles quà laspect favorable pour elles de cette transformation. Il nest pas sûr, dailleurs, dun point de vue africain, quil sagisse dune véritable transformation. La personnalité nest pas nécessairement atteinte au Gabon, ou dans les pays voisins, lorsque sa cohérence interne fait défaut aux yeux des Européens ou des Américains du Nord (qui sont dailleurs beaucoup plus exigeants sur ce point aujourdhui quau xvIIIe siècle). Léon Mba, chef dÉtat francophile, menant son pays vers la prospérité, demeurait lié aussi aux vieilles solidarités claniques, comme on la vu dans la malheureuse aventure arrivée à Mgr Walker dans sa vieillesse. Ce nest pas là une question de penchant individuel, ou à peine, car jai eu loccasion davoir de multiples exemples de ce quun Européen appellerait, sans être prévenu, une forme de duplicité, mais qui nen est pas de jeunes chrétiens sincères parlant de leur foi dans la sorcellerie traditionnelle à la table dun missionnaire ; une jeune femme passant son permis de conduire en même temps quelle se faisait initier à la société féminine du ndjembè, etc. Cest pourquoi lÉtat gabonais na pu être un modèle exactement conforme aux voeux des autorités françaises. La francophilie na pas empêché les modifications continuelles de la Constitution depuis lindépendance et des usages de la vie politique qui nont rien à voir avec ceux de Paris, et entraînent parfois des malentendus. Ainsi, les considérations traditionnelles jouent encore fortement dans la politique gabonaise contemporaine. Parmi les exemples que j ai eus à connaître, et dont la réalité est relativement aisée à vérifier, malgré labsence de témoignages écrits, il y a ceux du mécontentement des esprits des ancêtres orungu à Port-Gentil en 1972, affaire qui serait remontée jusquau sommet de lÉtat, et limpossibilité, quelques années plus tard, de changer le nom de Franceville à cause dune querelle linguistique entre deux ethnies du Haut-Ogooué. Néanmoins, lattachement à la France était intense au moment de lindépendance. Le président de lAssemblée nationale, Paul Gondjout, qui passait alors, nous lavons dit, pour moins francophile que Léon Mba, déclarait le 17 août 1960, lors de la cérémonie de décolonisation «En cet instant émouvant, nos pensées confondent en nos coeurs la France, notre grande patrie, et son providentiel représentant, le général de Gaulle [...] (3). » Les Français arrivant dautres territoires africains pouvaient être frappés, au Gabon, par un attachement profond des individus à la France, évoquant ailleurs une période révolue. Plus tard, certains Gabonais réagirent, spontanément, à la création dune université nationale comme ils lavaient fait à celle dune nouvelle fête nationale, le 9 février, puis le 17 août, se substituant au 14 juillet il sagit là, pensèrent-ils, dune dégradation, allant jusquà assimiler cela à une forme de racisme (« Laissons les Noirs entre eux »). Ce nest donc pas sans motifs que le Gabon a paru, de lextérieur, anormalement lié à la France. Mais cette sensibilité francophile résulte elle-même dun étonnant et rapide retournement. A la fin du XIXe siècle, les officiers de marine français sy débattaient encore dans dinfernales affaires de profanation du drapeau tricolore par des commerçants britanniques (4). Cinquante ans plus tard, la génération portant parfois des noms anglo-saxons en souvenir de cette époque sera farouchement française de coeur. Cela tient au nombre des métis, au statut des Mpongwè en raison des accords signés sous Louis-Philippe et au sentiment de fraternité avec les Blancs, traditionnel chez les gens de la côte. Les liens avec la France ne se sont pas relâchés avec les années soixante-dix, mais ils ont évolué. Les Gabonais sont devenus maintenant beaucoup plus francophones quà lindépendance plus de la moitié de la population de plus de quinze ans ne parlait pas encore le français en 1960 (5). En 1980, selon un calcul effectué par lInstitut de recherches sur lavenir du français, dépendant du Haut comité de la langue française, 73 Wo de la population gabonaise (Gabonais seulement) parle le français (6). Dautre part, les Gabonais voyagent beaucoup plus, ou même résident en France dans une proportion bien plus grande quavant lindépendance. La création de la compagnie nationale Air Gabon a favorisé encore ce mouvement depuis 1976 (7). Enfin, des Gabonais se marient avec des Françaises, ce qui n existait pas auparavant (le métissage seffectuant dans lautre sens). On a vu, lors de la campagne électorale pour lélection présidentielle de 1981, combien les habitants des villes du Gabon se passionnaient pour lactualité française. Dans lautre sens, il y avait environ 26 000 Français au Gabon à la fin de la période de prospérité pétrolière, en 1985, contre 16 000 à 18 000 à la fin de 1987 et quelques milliers seulement à lindépendance. Cette population croissante nétait constituée de coopérants que dans une faible proportion, malgré la valeur relativement élevée de lassistance technique au Gabon (800 personnes environ à la fin des années soixante-dix) par rapport à la moyenne africaine. Port-Gentil, qui était la ville du bois, devenait celle du pétrole. Beaucoup dexpatriés y vivaient naguère de cette activité, directement (dans les sociétés pétrolières) ou indirectement (comme sous-traitants). Enfin, limportance des revenus de certains Gabonais et de nombre dexpatriés a développé les services tenus par des Français. Si le développement hôtelier du pays est largement dû à linitiative de lÉtat, ce nest pas le cas pour la multiplication des restaurants dans la capitale. Le mouvement de repli des Français au Gabon ne sest fait sentir quau cours de lannée 1986, avec la fin de la prospérité pétrolière. Pourtant, la France navait pas fait que se renforcer au Gabon dès cette époque si lon compare le rôle de laide publique française dans la première décennie de lindépendance avec celui quelle a eu entre 1975 et 1985, on constate quun apport financier, qui était essentiel à lorigine, est devenu négligeable. Les chiffres le révèlent sans équivoque en 1959-1961, le FAC (Fonds daide et de coopération), partie de laide française réservée aux investissements, atteignait 32 millions de francs français, pour un budget de lÉtat gabonais de lordre de 90 millions de francs (4,5 milliards de francs CFA) ; en 1970, 65 millions, pour un budget de 400 millions; en 1975, 58 millions, pour des recettes gabonaises de 3 milliards; en 1980, 40 millions, pour un budget de 6 milliards (8). En francs courants, le FAC, très fluctuant, na que doublé, dans le meilleur des cas, entre 1960 et 1980. Le budget gabonais, pendant ce temps, sest multiplié par soixante environ. Ainsi, laugmentation de lassistance technique française na pas empêché une indépendance financière croissante du Gabon par rapport à lancienne métropole jusquen 1987, où le total de laide française a représenté à nouveau, avec 2,2 milliards de francs français (110 milliards de francs CFA), 30% des recettes budgétaires, avec le retour de lappui direct à la trésorerie gabonaise (dont 35 millions de francs français daides budgétaires au ministère de lÉducation nationale lors de la rentrée scolaire 1987). Cette situation a eu bien sûr des conséquences commerciales, mais elles sont demeurées limitées, si lon peut dire, en se référant à lévolution générale de lAfrique francophone dans ce domaine la France est restée le premier fournisseur du Gabon, avec plus de la moitié du marché, durant les années de prospérité. Compte tenu dexceptions liées à des besoins spécifiques, comme les engins Caterpillar pour lexploitation forestière, les produits français ont pu affronter avec succès la concurrence, sauf pour certains biens de consommation courante et pour les automobiles, où lAsie a effectué, comme ailleurs, une percée décisive. Enfin, les pertes du domaine commercial strict ont été compensées par les bénéfices tirés par les entreprises françaises du développement des ressources gabonaises, le meilleur exemple en étant le chantier du chemin de fer national. Parallèlement, on assistait à une association de plus en plus forte dintérêts économiques français avec des partenaires gabonais, soit lÉtat, soit des particuliers venus de la classe politique locale ou de ses entours. Mais cette autonomie financière croissante, le renforcement parallèle des contacts daffaires les plus variés entre les deux pays, ainsi quun parfum dactivités secrètes émanant de Libreville dès lépoque de la guerre du Biafra, ont conduit insensiblement à la polémique et à une situation où la France sest sentie gênée par ses rapports étroits avec le Gabon. De tels phénomènes ne pouvaient que susciter la controverse. Ce nest pas un hasard si un jeune et riche État a été associé au scandale pour une bonne partie de lopinion française même Le Figaro magazine, que lon ne peut soupçonner dêtre dans le même camp que Le Canard enchaîné ou lauteur dAffaires africaines, les rejoint en présentant le président gabonais en ces termes « Son pays est une sorte démirat équatorial. Il a été longtemps au coeur de nombreuses intrigues. (9) » Tableau 4 ÉVOLUTION DU BUDGET DE LÉTAT GABONAIS (1960- 1988) (milliards de francs CFA)
(1) Service de la dette compris dans le budget de fonctionnement à
partir de 1978. N.B. Après 1980, il sagit de la réalisation des budgets en dépenses, daprès des statistiques financières gabonaises. Celles-ci ont toutefois tendance à varier suivant lorigine des chiffres et les publications. Les montants cités ici sont arrondis. Les accusations sont parfois très graves. La publication dAffaires africaines les a portées à un point rarement atteint. Les Français du Gabon se sont vus obligés de rédiger des lettres de soutien au président Bongo. Jamais un livre navait atteint ce degré de puissance destructrice dans un État africain francophone. En France, louvrage fut un grand succès de librairie, parce quil flattait un public considérant que les affaires africaines sont en général lobjet de compromissions et de scandales. Cest de telles idées qui avaient été associées auparavant par la gauche française à la personnalité de Jacques Foccart. Lune des thèses principales du livre, qui se situait politiquement dans ce courant, était justement quun « clan » dont celui-ci aurait fait partie, ainsi que certains de ses amis, aurait subi un retournement défavorable aux intérêts français. Ce clan, disait en substance lauteur, a choisi Albert Bongo pour être le fidèle serviteur de la France à Libreville, mais c'est le contraire qui sest produit avec les années et la richesse pétrolière du Gabon. Le livre allait aussi loin quon peut aller dans cette thèse en écrivant « Les Français qui font partie du "Clan" ont aussi une double allégeance, mais nhésitent pas à sopposer aux décisions de lÉtat français quand ils estiment quelles lèsent les intérêts du "Clan" (10) ». La crise financière qui vient de frapper le Gabon fait perdre leur valeur dactualité à de telles accusations, dailleurs manifestement destinées à toucher la politique intérieure française. Mais ces polémiques ont duré aussi longtemps que la prospérité gabonaise. On peut en distinguer trois périodes. La première a suivi immédiatement la répression du coup dÉtat de 1964. Tandis que certains Français du Gabon accusaient les États-Unis dêtre derrière cette tentative, lambassadeur américain à Libreville, Charles Darlington, qui sétait fait remarquer sur place par un dynamisme quelque peu idéaliste, quittait le pays en octobre avec un jugement très critique sur le style de gouvernement de Léon Mba et sur lintervention française. Il publiait en 1968 un livre faisant état de ce quil avait observé et dont le titre est en lui-même le résumé de ses opinions African Betrayal (11). Pour le premier ambassadeur américain au Gabon, démocrate de tradition, homme dâge et dexpérience choisi par Kennedy, qui avait derrière lui, classiquement, une carrière de diplomate et dhomme daffaires et correspondait plus au profil psychologique des missionnaires du passé quà celui dun marxiste moderne, le général de Gaulle avait trahi le peuple gabonais en imposant par la force le gouvernement répressif de Léon Mba à Libreville. Ce genre de critiques na eu que très peu déchos en France àlépoque, lopinion française connaissait encore mal le Gabon et ses problèmes politiques; quant à lAmérique, qui saventurait dans la guerre du Viêt-nam, affrontait des problèmes raciaux terribles et venait de perdre Kennedy, elle était soit traitée avec méfiance par les gaullistes, soit de plus en plus attaquée par la gauche et une bonne part de la jeunesse universitaire. Pourtant, Affaires africaines devait reprendre, en les développant à la mesure de ce quétaient devenues la richesse du Gabon et 1ampleur des liens franco-gabonais, certains thèmes dAfrican Betrayal, en leur donnant une portée politique beaucoup plus grande, quinze ans après la parution de louvrage américain. La seconde période des polémiques sur le Gabon na débuté en France que vers le milieu des années soixante-dix. Les critiques de laction de Jacques Foccart se sont développées avec lintervention militaire française directe contre les rebelles du nord du Tchad. Une dizaine dannées après les indépendances, les bruits qui circulaient sur le train de vie ou les manières des chefs dÉtat africains marquaient aussi un certain désenchantement de lopinion, sans quon puisse lattribuer vraiment à un parti ou à une école de pensée: on avait cru naïvement en 1960 que lAfrique se développerait sur le modèle occidental, dans la liberté et la prospérité économique. Ces rêves correspondaient bien à une époque de transformations sans précédent, mais occultaient le fait que la construction de nouveaux États, sur des assises sociales mouvantes, ne pouvait produire, dans un premier temps, quune époque de flottements et dincertitudes. Le Gabon na pas été touché rapidement par ces polémiques. Lévolution de lattitude de son gouvernement, qui allait avec celle de ses ressources, les avait précédées. En 1970, le président Bongo déclarait déjà que son pays nétait pas une « petite colonie (12) ». A la fin de 1973, il se rapprochait du monde arabe et, après un pélerinage à La Mec-que, devenait El Hadj Omar Bongo. Le mot dordre du chef de lÉtat était devenu « Gabon dabord », et les liens avec la France se distendaient (en dehors des relations personnelles). On en eut la preuve dans tous les domaines au début des années soixante-dix. La visite officielle du président Pompidou à Libreville en janvier 1971, la première dun chef dÉtat français depuis lindépendance, fut comme lapothéose de la sentimentalité gabonaise envers la France aucune visite de ce genre na fait depuis lobjet dun tel enthousiasme populaire. Les deux présidents entrèrent en tipoye, la chaise à porteurs traditionnelle, dans le palais dont les murs étaient encore ceux bâtis par «la Marine ». On tira un feu dartifice de la promenade plantée des cocotiers centenaires qui devaient être coupés peu après. Les Français étaient encore appelés, officiellement, « Gabonais dadoption ». La disparition de Georges Pompidou accéléra une évolution inscrite dans les faits, et qui ne dépendait pas de la seule volonté du président Bongo. Celui-ci avait acquis une véritable indépendance financière pour son pays. Il devait éviter, pour être crédible auprès de ses pairs, dapparaître comme une créature de la France, dans un système facilement accusé dêtre néo-colonialiste. La classe politique gabonaise se transformait aussi en intégrant une vague massive de nouveaux diplômés, moins sentimentaux que leurs aînés envers la France, ainsi que danciens partisans des putschistes de 1964, qui avaient agi par nationalisme contre Léon Mba. Enfin, larrivée croissante de Français expatriés au Gabon avait pour conséquence naturelle dy développer dans la population une francophobie jusqualors inconnue, du moins depuis le début du siècle. Sans se détacher des anciens conseillers français du gouvernement et de lAdministration ni se séparer des anciens notables de la politique locale, le président Bongo et ses collaborateurs les plus jeunes et les plus dynamiques entreprirent une révision générale des relations internationales du pays. La richesse pétrolière permettait louverture dambassades nouvelles. Les liens avec les États-Unis furent renoués (alors quen 1968, au début de la présidence dAlbert-Bernard Bongo, le Peace Corps avait été expulsé du Gabon), en même temps quune vaste ouverture à lEst, de la Roumanie et de la RDA à la Chine et à la Corée du Nord, avait lieu et que les premiers contacts directs avec lAmérique du Sud sétablissaient. Les Français nétaient plus la catégorie privilégiée des «Gabonais dadoption ». Dès le 12 mars 1974, anticipant sur le discours flamboyant du chef de lÉtat sur la «rénovation de la Rénovation », le 12 mars 1976, on mettait en garde les étrangers ils devaient avoir une attitude considérée comme correcte dans tous les domaines, sils ne voulaient pas se voir expulsés. En décembre de la même année, les accords de coopération avec la France étaient révisés dans un sens de moindre dépendance envers lancienne métropole. En même temps, toutefois, des relations personnelles entre la classe dirigeante gabonaise et un certain nombre de Français se renforçaient. Cette situation paradoxale fut en fait à lorigine de toutes les polémiques. Le président Giscard dEstaing, qui entendait, avec lassentiment de lopinion française de lépoque, donner moins de solennité et plus de chaleur à la vie politique, connaissait depuis longtemps le Gabon, où il allait chasser. Il devint un ami personnel de son président, dont le français expressif, la façon de parler, lhabileté et la connaissance, entre autres, des milieux parisiens, séduisaient plus dun dans la classe politique française, en dehors du monde relativement étroit, relais du pouvoir gaulliste à un niveau secondaire, quil avait connu à ses débuts. El Hadj Omar Bongo, alors que le Gabon évoluait pourtant dans la nature de ses relations avec la France, était devenu ainsi léquivalent dun de ces notables territoriaux qui comptent dans la vie politique parisienne. Rapportée aux faits, cette évolution était moins paradoxale quen apparence. Elle correspondait à des besoins profonds: le président gabonais était désormais mieux connu à Paris ; la richesse de son pays attirait les hommes daffaires étrangers de toutes sortes ; le style austère imposé à lÉtat par le général de Gaulle se relâchait ; la nouvelle classe politique gabonaise avait besoin des conseils et des interventions de Français expérimentés, mais liés à elle si possible par des attaches toutes personnelles, de façon à acquérir le maximum dindépendance envers la France en tant que telle. Le roi de Congo emprunta le même chemin, au XVIe siècle, dans ses relations avec le Portugal: dans les deux cas, le scandale ne fut pas absent dune évolution inévitable. Lisbonne demanda jadis que Sâo Salvador nattribuât pas lordre du Christ à des Portugais plus ou moins dignes de le porter (13). Lopinion française, quatre siècles plus tard, sémut des relations personnelles entre les hommes dÉtat ou des fonctionnaires gabonais et des Français, représentants officiels de leur pays ou liés librement au Gabon, qui avaient des activités portant à la polémique. Laffaire du SAC (Service daction civique) à Marseille eut des rebondissements à Libreville. M. Maurice Delauney, revenu une deuxième fois représenter la France au Gabon en 1975, dut se retirer à la présidence de la Comuf, peu après une affaire concernant le vote des Français de létranger. M. Maurice Robert, choisi pour lui succéder comme ambassadeur en 1979, plut au président Bongo, mais subit lhostilité du Quai dOrsay et de défenseurs de la diplomatie traditionnelle parce quil nappartenait pas à celle-ci et avait fait une carrière dofficier dans les services secrets, en se spécialisant dans les affaires africaines. Des mérites individuels apparaissaient, des compromissions aussi. La plupart des actions restèrent plus ou moins dans lombre, mais lÉtat, gabonais ou français, fut directement touché dans certains cas: au début de 1977, dans une tentative de débarquement de mercenaires à Cotonou, qui empoisonna longtemps les relations entre le Bénin dune part et le Gabon et la France dautre part ; lorsque Mme Joséphine Bongo, lépouse du chef de lÉtat gabonais, se fit remarquer par son comportement (14) ; et même à la suite de malheureux hasards, comme laccident qui coûta la vie à René Journiac, conseiller du président Giscard dEstaing et ancien adjoint de Jacques Foccart, dans un avion piloté par le neveu du président Bongo, en février 1980, au Cameroun. On découvrait ainsi que la convergence directe entre le cercle des plus hauts responsables de la politique et de léconomie françaises et la classe dirigeante du Gabon pouvait conduire à des situations naturellement délicates. Certes, dans ce pays, linfluence de léconomie sur la politique librevilloise était passée des mains des forestiers (dont le plus fameux reste le sénateur Bru) à celle des pétroliers, milieu tout différent du précédent par sa formation ou ses origines, et souvent plus prudent dans sa conduite. Mais il fallait aussi tenir compte, dans lautre sens, du fait que les interlocuteurs gabonais de la France étaient désormais dune formation très disparate, dorigines régionales diverses et, en général, peu habitués aux grandes façons de Paris (qui ne les tentaient pas de prime abord) comme à lexpression froide des besoins de la technique et de léconomie modernes. Le président Bongo était devenu en France lune des cibles favorites du Canard enchaîné. La visite officielle quil fît à Paris en octobre 1980 voulait être, de la part du président Giscard dEstaing, le témoignage solennel dune amitié qui irritait jusquà certaines capitales africaines. Le chef de lÉtat gabonais y défia ses détracteurs, mais sans les retourner, et le malaise dura jusquà la fin du septennat du président français. Avec larrivée de François Mitterrand à lÉlysée en 1981, lon entre dans une troisième période des polémiques franco-gabonaises. Les cercles gouvernementaux de Libreville avaient pris soin détablir avant lélection des contacts avec tous les partis intéressés. Mais, pour eux, son résultat fut la pire des hypothèses quils envisageaient (exception faite pour quelques jeunes assistants ouverts à la gauche). La réaction désordonnée et irrationnelle qui sempara immédiatement dune partie de lopinion française gagna le Gabon. On vit le salut dans lAmérique de Ronald Reagan. Tandis quen France certains songeaient à sy expatrier ou même commençaient à le faire, Guy Penne, nouveau conseiller de lÉlysée pour les Affaires africaines, se rendait à Libreville le 12 juin pour assurer le président Bongo de lamitié du nouveau chef de lÉtat français. Mais, le 15, le président gabonais était à Washington. Il sentretenait avec le président Reagan au cours dune visite privée et rencontrait aussi des politiciens et des hommes daffaires américains. On murmurait dans certains cabinets parisiens que le Gabon avait songé à abandonner la zone franc au profit dune «zone dollar ». Aberration financière aux yeux des Américains, cette proposition na jamais été confirmée. La tension franco-gabonaise se calma dailleurs quelque peu après la visite de travail du président Bongo à Paris du 29 juillet au 2 août, marquée par des entretiens en tête à tête avec le président Mitterrand. Néanmoins, le malaise lié à une défiance réciproque persistait. Très vite, on vit plusieurs camps se former au sein du nouveau gouvernement français et de son entourage de gauche. Guy Penne, au tempérament conciliateur, était encore favorisé dans ses relations avec certains hommes politiques gabonais par son appartenance à la franc-maçonnerie. Jean-Pierre Cot, responsable dune Coopération placée sous les ordres des Relations extérieures (nouveau nom des Affaires étrangères) de Claude Cheysson, était critique envers certains aspects de la politique africaine. Il connaissait très mal lAfrique, en fait, mais proclamait volontiers son dégoût de laffairisme et de la corruption et son souci des droits de lhomme. Son attitude nétait pas sans rappeler celle de lambassadeur Charles Darlington ; en France, cétait là une nouveauté. Les partenaires privilégiés de la période précédente paraissaient être globalement dans une position de faiblesse. Le passé comme le tempérament personnel du nouveau président français le poussaient aussi, peu à peu, à une évolution prudente dans le sens dune fixation des liens les plus forts avec les pays les plus proches traditionnellement, pourrait-on dire, de la France, comme le Sénégal et la Côte-dIvoire, et non les plus empressés naguère. Les choses tournèrent donc à nouveau mal entre la France et le Gabon. Puis, rapidement, la chute de Jean-Pierre Cot, remplacé par Christian Nucci en décembre 1982, marquait la fin de certaines ambitions, à la satisfaction, semble-t-il, de Libreville. Mais la visite officielle du président Mitterrand au Gabon, en janvier 1983, fut marquée par un incident qui montrait que latmosphère des relations bilatérales demeurait explosive : au cours du banquet officiel à Libreville, le président Bongo, voulant flatter son hôte, improvisa quelques phrases signifiant que les Français qui napprouvaient pas sa politique (sous-entendu, et son amitié pour François Mitterrand) pourraient prendre lavion du rapatriement. Les formules présidentielles, quelque peu déroutantes, furent interprétées dans une dépêche dagence comme une menace envers la France et une nouvelle crise des relations franco-gabonaises. Ce malentendu, qui embarrassa fortement les deux parties à la fin de la visite officielle, sexplique par le peu de chaleur de laccueil gabonais, pourtant très cérémonieux, et par la demande simultanée de la construction dune centrale nucléaire au Gabon, proposition qui apparaissait à certains comme une pure provocation. Lambassadeur de France au Gabon, Maurice Robert, avait été rappelé dès le 18 juin 1981 et remplacé en octobre par Robert Cantoni, un diplomate de carrière, énarque nayant aucune expérience de lAfrique, que lon voulait présenter à Paris comme le symbole dun nouveau type de relations, moins personnalisées. Le président Bongo ne sopposa pas à cette nomination, mais ses relations avec le nouveau représentant de la France furent aussi mauvaises que celles de Léon Mba avec François de Quirielle, qui, en 1965, se trouvait dans une position similaire. Les Français du Gabon étaient restés, quant à eux, dans leur grande majorité hostiles à la gauche (ce qui explique lincident du voyage de François Mitterrand). La publication dAffaires africaines amena, comme on la vu, une nouvelle crise des relations franco-gabonaises. Elle eut paradoxalement pour effet, en France, de faire perdre définitivement la partie aux adversaires du président Bongo. Mais la victoire de celui-ci marquait aussi la fin dune période équivoque, pleine de dangers malgré les triomphes. Il nest jamais bon pour un chef dÉtat davoir une mauvaise image dans lopinion du pays le plus étroitement lié au sien, dautant que cette réputation dépassait parfois la France et que tel journaliste américain (15), par exemple, nétait pas tendre, lui non plus, pour le Gabon. Il savère également dangereux dentretenir des relations trop personnalisées entre responsables suprêmes, comme la chute brutale de M. Giscard dEstaing le souligna. Avoir des amitiés dans tous les partis ne compense pas complètement cet inconvénient. Depuis 1983, on a remarqué la persistance de liens personnels franco-gabonais, notamment entre Ah ben Bongo et Jean-Christophe Mitterrand, les fils des deux chefs dÉtat. Le dernier fut nommé administrateur de la Comilog, poste quil nabandonna quen 1987, plusieurs mois après avoir été nommé non plus adjoint, mais conseiller à part entière de son père pour les Affaires africaines. Mais François Mitterrand montra une prudence beaucoup plus grande que son prédécesseur en ce domaine délicat. A partir de 1986, dailleurs, lappauvrissement du Gabon réduisit sa puissance potentielle à Paris, tandis que le gouvernement de Jacques Chirac, qui comptait pourtant de solides amis de la classe dirigeante gabonaise en Michel Aurillac, ministre de la Coopération et président du Club 89, comme en Charles Pasqua, ministre de lIntérieur, se révéla finalement assez discret dans ses relations avec celle-ci. Le ministère de la Coopération augmenta son aide financière dès 1987, mais le Premier ministre neut pas pour le président Bongo les égards dont bénéficièrent les chefs dÉtat ivoirien ou congolais (ce dernier, il est vrai, était président de lOUA en 1986-1987). Les excellentes relations personnelles entre Jacques Foccart et le président Bongo demeuraient conformes au passé, mais lamitié de Jacques Chirac pour le président Sassou-Nguesso éclipsait partiellement en Afrique centrale les positions dautres chefs dÉtat privilégiés à titre personnel. Lassistance logistique fournie par lannée française au gouvernement congolais, en septembre 1987, contre les rebelles du Nord, ne peut être dissociée de cet aspect des relations franco-africaines. Létoile affaiblie en France de la puissance gabonaise (que certains journaux avaient dailleurs fortement exagérée) ne se fixa pourtant pas sur un autre pays. A lautomne 1983, au moment de la crise franco-gabonaise consécutive à la publication dAffaires africaines, on remarqua la visite à Libreville de Chester Crocker, secrétaire dÉtat adjoint pour les Affaires africaines, qui exprimait ainsi la volonté de contacts étroits avec Washington, lorsque les rapports avec Paris se distendaient. Ce nétait cependant plus latmosphère orageuse des années 1840 entre marins français et pasteurs américains au Gabon, ni même le malaise franco-américain qui avait suivi le coup dEtat de 1964. Le président Bongo a effectué en août 1987 une visite officielle à Washington qui a symbolisé une volonté de renforcer le soutien des États-Unis, dans une période économique difficile, tout comme lavait souligné juste auparavant le séjour à Libreville de Maureen Reagan, fille du président. Mais la France ne sest en aucune manière inquiétée de tels événements, et le chef de lÉtat gabonais sest trouvé concerné, à la fin de 1987, par laffaire des opposants iraniens expulsés de France, montrant ainsi le maintien de ses attaches avec les milieux politiques parisiens. La nomination comme ambassadeur au Gabon, daoût 1982 à septembre 1986, de Pierre Dabezies, officier devenu professeur duniversité, considéré comme un « gaulliste de gauche », avait dailleurs permis de rétablir, puis de maintenir un dialogue franco-gabonais sinon intime (en dehors des liens personnels de lambassadeur et du président), du moins amical et aisé, avant même la nomination de Jacques Chirac comme Premier ministre. On le vit avec les mesures (qui épargnaient les Français) prises contre limportante colonie étrangère du pays, en mai-juin 1986, comme un peu plus tard, lors de létablissement de visas pour les étrangers en France. Toutes les difficultés bilatérales furent rapidement aplanies. Une rétrospective exacte des relations privilégiées entre Libreville et Paris depuis lindépendance du Gabon conduit cependant à penser quune période sest achevée et quune autre commence. Le poids de la France dans un territoire fraîchement décolonisé, à la structure sociale en pleine mutation, mais encore embryonnaire par rapport à celle des sociétés dont on adoptait le modèle, a été surabondamment utilisé dans la répression du coup dÉtat de 1964. Une telle intervention, aussi directe, avec toutes ses implications diplomatiques, est impensable désormais, parce que la situation nest plus la même qualors, ni dans le monde ni sur place. LÉtat gabonais est entre les mains de gens condamnés à affirmer leur indépendance envers lancienne métropole, même si les liens avec celle-ci demeurent essentiels. Les relations internationales de cet État se sont diversifiées, sétendant même à lIran, par le biais de lOPEP. Dautre part, ses besoins financiers ont crû formidablement et ne sont plus à la taille de laide française seule. Enfin, la société gabonaise sest transformée en se modernisant, tandis que la France elle-même sintégrait de plus en plus à lEurope et au reste du monde occidental. La crise financière de 1977 a donné un rôle dominant à lassistance française pour la gestion de celle-ci. En 1986, ce nest plus la France, mais la Banque mondiale, qui mit au point avec le FMI les mesures à conseiller au gouvernement de Libreville pour faire face aux difficultés nouvelles. Dès lorigine de celles-ci, on suggéra, à Washington, une diminution des salaires au Gabon, à défaut de pouvoir dévaluer le franc CFA. Il y eut dabord unanimité, à Libreville comme à Paris, pour souligner le danger social et politique dune telle mesure. Mais rien ny fit. Le Gabon, comme dautres pays africains, a dû se rendre finalement, bien quaussi lentement que possible, aux exigences fondamentales des experts du bord du Potomac. Ce nest pas le gouvernement américain qui triomphe désormais, comme on lavait craint jadis à Paris, mais des organismes auxquels leur statut international épargne les accusations de néo-colonialisme, sans compter que ce statut seul permet daborder des problèmes que leur ampleur éloigne des solutions bilatérales. Cest dans un tel cadre, et seulement en ses limites, que se négocie désormais lallégement des contraintes prévues par les programmes dits « dajustement », les réformes sévères devant conduire àun redressement financier. Les anciennes puissances coloniales, même si elles ont, comme la France, maintenu les contacts les plus étroits possible avec les territoires africains décolonisés, ne purent contrôler la spirale de dépenses et demprunts engendrée, à partir de 1973, par lévolution de léconomie mondiale. Lorsque la crise des matières premières sest produite, la situation était déjà devenue irréversible. En 1973, la France a pris avec des partenaires européens le relais de la Banque mondiale quand celle-ci a refusé de financer le chemin de fer transgabonais. Lors de la crise financière de 1977, elle a joué un rôle aussi important que celui du FMI dans le redressement engagé les années suivantes. En 1986-1987, le Fonds a négocié un plan de redressement avec le Gabon, mais cest la Banque mondiale qui est appelée à jouer un rôle déterminant pour lapplication de celui-ci. Laide française, pourtant à nouveau très importante, ne fera que suivre ce mouvement, dautant plus remarquable que, les années précédentes, la richesse pétrolière du Gabon en avait fait un État qui nétait plus éligible pour les prêts de la Banque. De même, dans le domaine politique, le président Bongo a continué à rendre des services à la France, dans le règlement de la question tchadienne notamment, mais il ne sest pas toujours aligné sur la volonté de Paris, dans cette affaire comme en refusant par exemple daccueillir Jean Claude Duvalier après sa chute. Le recentrage de la coopération sur le monde franco-africain, voulu par Jacques Chirac en 1986-1988, na pu être un retour en arrière complet. La nomination de Jacques Foccart à lHôtel Matignon ne doit pas égarer là-dessus. La politique néo-gaulliste na pu rejoindre le système gaulliste originel, car les circonstances ont changé. La France demeure encore très présente au Gabon, où elle vient de renforcer son assistance financière, bien que le nombre de ses nationaux y soit en diminution et que les échanges économiques se rétractent (16). La langue française y reste souveraine et encore peu menacée, en fin de compte, par langlais. Les modes viennent toujours de Paris, quitte à ce quelles relaient celles de lAmérique. Les hommes politiques des deux pays se sentent aussi (pour combien de temps?) dans lun ou lautre comme dans leur propre patrie. Mais la dérive psychologique, politique, sociale et économique engagée avec la proclamation de lindépendance se poursuit sans doute insidieusement. En tout cas, on la redoute : dès décembre 1987, au Sommet franco-africain dAntibes, le président Bongo a exprimé ses craintes sur lavenir de la zone franc en cas dintégration monétaire européenne. Le maintien dune force militaire française notable au Gabon depuis 1964 et le caractère enchevêtré quont pris, dans la dernière décennie, les liens franco-gabonais donnent une impression de permanence. Mais le vieux monde franco-gabonais de lestuaire a déjà rejoint lhumus de lhistoire où se sont fondus ceux qui lont précédé. Il en ira de même un jour pour celui qui lui a succédé. Jusque dans des cas très privilégiés, comme celui du Gabon, lévolution des relations entre la France et lAfrique est appelée, par la force des choses et lusure des temps, à prendre peu à peu laspect de celles de lEspagne avec lAmérique latine. La relation de cousinage devrait finalement estomper les traces, qui prédominent encore, de la communauté de destin. Lorsque le jour illumine la forêt, les oiseaux blancs sont toujours là sur le rivage, mais, une fois de plus, ce ne sont pas tout à fait les mêmes. Notes: (1) Charles DE GAULLE, Mémoires despoir; le
renouveau, 1958-1962, Paris, Pion, 1970, p. 73. |